Art et Justice, ma passion et ma mission. Interview de Bara Diokhane. Par Omar Diouf., Le Soleil





INTERVIEW

Pouvez-nous parler de votre parcours. Qui est Bara Diokhané ? 
Un avocat Sénégalais Panafricaniste, un créateur autodidacte d’oeuvres de l’esprit, né à Dakar-Plateau au siècle précédent, ayant fait ses études primaires, secondaires et universitaires à Dakar, grâce au système public. Quant à mes études d’humanités”, je les ai suivies par des voyages “initiatiques” vers les capitales de pays comme l’Inde, le Japon, le Brésil, la Finlande, la France, l’Afrique du Sud, le Burundi, le Chili, l’Argentine, le Maroc,etc..., des séjours dans toutes les 10 régions du Sénégal, pour finalement atterrir à New York comme résident depuis 20 ans. Une rue de Dakar-Plateau porte le nom de mon père, El Hadj Mass Diokhane, un Mourid Sadikh, né à Bambey, élevé à Darou Salam par Mame Cheikh Anta MBacké, frère de Cheikh Ahmadou Bamba. 
Elhadj Mass Diokhané était un ami d’enfance de Serigne Abdou Aziz Sy, et du Président Mamadou Dia. Il était membre fondateur du BDS à Dakar, et avait siégé comme scrutateur du bureau de vote de la Médina, lors des élections législatives de 1951. 

Qu’est-ce qui vous a poussé à devenir avocat ? 
Le” hasard” a fait que lors d’une épreuve orale en dernière année de licence, l'enseignant qui me faisait passer l'épreuve était aussi un avocat. Il m’avait très bien note, et m’avait proposé de faire un stage chez lui. Ce Monsieur, le coupable, c’est mon Maître Doudou NDoye, qu’on ne présente plus, devenu plus tard Ministre de la Justice, et éditeur des revues juridiques Lex et Edja. En plus cela devait certainement rendre fiers mes parents. En ces temps là, les plus gros cabinets étaient gérés par des avocats Français. 

Quels souvenirs retenez-vous de votre passage au Barreau de Dakar. Il y a-t-il des faits qui vous ont marqué principalement ? 
Plusieurs événements m’auront marqué, et au-delà de ma personne, l’histoire de la justice au Sénégal. 
 Durant mon stage en 1979 un incident d’audience avec le Président du Tribunal, m’avait valu une suspension de 6 mois comme sanction, car Mr le Juge avait estimé que j’avais violé mon serment d’avocat “de ne jamais m'écarter du respect dû aux cours et tribunaux”, puisque j’avais refusé d'obtempérer à l’ordre qu’il m'avait donné de sortir de la salle d’audience, parce que je l’avais contredit sur une question de procédure civile, alors que je “sortais à peine du berceau”, selon ses termes.  Je fus jugé séance tenante par lui-même, pour trouble d’audience, et condamné à une peine de 6 mois d’interdiction professionnelle. J’avais bien sûr interjeté appel de cette décision, et, quand l’affaire fut inscrite trois mois plus tard devant la Cour d’Appel siégeant à huis clos, Me Babacar Niang, qui assurait l’interim du Batonnier Moustapha Seck absent du territoire, avait publié un communiqué interne demandant à tous les confrères de boycotter les audiences du jour, pour venir en masse assister à mon audience et manifester leur solidarité agissante. La grande salle de la Cour d’Appel était bondée de robes noires, et la peine fut réduite a trois mois d’interdiction professionnelle. Quatre ou cinq avocats avaient pris ma défense ce jour. Après prononcé du verdict, le Président de la Cour d’Appel, Mr Abdoulaye Mathurin Diop déclara: ”J'espère ne plus avoir à juger une affaire de cette nature.” Son voeu fut exaucé apparemment, car, plus tard, mon patron de stage Me Doudou NDoye était devenu le Ministre de la Justice, et suite á une forte mobilisation du Barreau, le décret régissant la profession d’avocat qui donnait ce terrible pouvoir au juge de juger et sanctionner séance tenante un avocat, fut abrogé et, à la place fut promulguée la nouvelle loi de 1984 , qui dispose que, désormais, en cas d’incident de ce genre, le Conseil de l’Ordre des Avocats doit préalablement se prononcer en matière disciplinaire. 
Un autre jour, toujours durant mon stage, j’avais décidé d’assister, pour la première fois de ma vie, à part au cinéma, à une audience de Cour d’Assises. Une grave histoire de vol commis la nuit, en réunion, avec violence et usage d’armes, suivis de mort. Il y avait plusieurs accusés, et, bien entendu, plusieurs ténors du Barreau. Alors que je cherchais une place ou m’asseoir et jouir du spectacle, le Président de la Cour d’Assises, Mr Gilbert André, me fit signe de m’approcher de lui. Puis il me chuchota : ”Cher Maître, l’audience doit démarrer de suite, et il y un avocat qui manque à l’appel. En vertu de mes pouvoirs discrétionnaires, je vous désigne d’office pour plaider à sa place.” 
“Mais, Mr le Président, je ne connais rien de cette affaire!” lui dis-je. 
Imperturbable, le Président de la Cour d’Assises me dit: ”Ne vous en faites, pas. Suivez les débats, les interrogatoires, et les dépositions des témoins; ensuite la Cour procédera à une suspension d’audience , et je laisserai tout le dossier sur la table de la Cour. Je vous autorise à le consulter pendant une heure. Puis l’audience reprendra.” 
L’improvisation, je connaissais en tant que grand amateur de jazz. Mais dans une telle scène, c'était une autre dimension... Ce fut un tout cas un sacré baptême de feu à la Cour d’Assises, et, après plaidoiries, mon client se retrouve avec une peine de 10 ans, alors que ses autres compères écopent de 20 ans au moins, ou de travaux forcés à perpétuité. Après l’audience, moment spécial, le Président de la Cour d’Assises en personne, est venu me trouver dans la salle des avocats, pour me féliciter, et justifier, et expliquer la décision de la Cour... 
Enfin, sous le Bâtonnat de Maître Fadilou Diop je fus désigné comme Premier Secrétaire de la Conférence du Stage, titre honorifique réservé à deux avocats stagiaires, à la fin du stage de chaque promotion. 
Quand je me suis installé à mon compte, avec d’autres jeunes confrères nous avons pris en main l’Association des Jeunes avocats, et effectué un important travail d'éducation et de promotion en matière de droits humains, dans le cadre du programme Tour Juridique du Sénégal, qui consistait à faire des tournées mensuelles dans les régions du pays pour visiter les prisons, faire des consultations et plaidoiries gratuites, donner des conférences publiques sur les questions de droits humains en langues locales. Nous animions aussi un programme de collaboration avec Le Soleil par le biais d’une rubrique mensuelle “Connaissez Vos Droits”, dans laquelle, nous apportions des réponses aux questions des lecteurs. 

Comment est née votre passion pour l’art ? Il paraît que vous étiez le Conseil de certains des artistes, dont Youssou Ndour... 
Youssou NDour, je l’ai accompagné dans sa carrière internationale, du jour de la signature de son premier contrat d’enregistrement avec une maison de disques internationale en 1987, à la réception de son premier disque d’or en 1995.. Huit ans de collaboration, de 
1995 Huit ans de collaboration, de sacrifices.. Entre ces deux événements importants, je l’avais mis en relation avec Spike Lee, qui l’avait produit, et l’album qui est sorti de leur collaboration lui avait valu sa première nomination aux Grammy Awards de 1993, et son premier concert à Apollo Theatre.. 
 Une pensée pieuse à mon cousin, et homonyme de mon père, Mass Diokhane, le premier producteur et promoteur de Youssou NDour avec Touba Cassettes. 
 Bien avant Youssou NDour, j’avais 
défendu les artistes du premier Village des Arts contre l’Etat, suite à leur expulsion brutale, juste après le départ du Président Senghor. 
J’ai aussi collaboré avec le Maestro Doudou NDiaye Rose, que m’avait personnellement recommande feu Prosper Niang le génial batteur du Xalam. Oumou Sy, Ben Diogaye Beye, Djibril Diop Mambety, Katoucha, etc... En Amérique, j’ai eu des collaborations avec le cinéaste Spike Lee, Kehinde Wiley, le peintre portraitiste de Barack Obama, les poètes Steve Cannon et Seneca Turner, Robert Mohamed Bell, le leader du groupe Kool and the Gang, le sculpteur Francais Jean Robert Ipousteguy, etc.. Je pense que l’art, on naît avec, surtout en Afrique, berceau de l’humanité, on l'hérite.. Il parait que mon signe zodiacal, Balance, prédispose a l’art et la justice, mes deux amours, ou plutôt ma passion et ma mission. 

Vous êtes allé jusqu’à consacrer une exposition aux œuvres du peintre Mor Faye disparu en 1984... 
Mor Faye était un génie, qui avait glané plusieurs prix à l’Ecole des Arts dans les années 60, et qui, à l'âge de 19 ans fut le plus jeune des 10 artistes sélectionnés pour représenter l’art moderne du Sénégal a la fameuse exposition “Tendances et 
fameuse exposition Tendances et Confrontations” qui eut lieu au Palais de Justice de Cap Manuel, dans le cadre du Premier Festival des Arts Nègres de 1966. Alors que les portes de la gloire lui étaient grandes ouvertes s’il consentait a épouser l'esthétique officielle de la Négritude prônée par le Président Poète Léopold Sédar Senghor, il choisit sa propre voie de recherche, et son style provocateur et libre. Il fut en conséquence “snobé” par l’establishment. Contrairement a ses pairs Ibou Diouf et Bocar Diong qui etaient entres dans les grâces de Senghor, et connaissaient un succès appréciable, Mor Faye fut ostracisé, malgré son immense talent, juste pour avoir revendique sa liberté de création. Il fut parfois admis a l'hôpital psychiatrique de Fann, quand il n’enseignait pas l’art dans des établissements secondaires. 
 En tant que pensionnaire de l'hôpital psychiatrique, il collabora avec le Pr Collomb sur les possibilités de la thérapie par l’art, lors de “Pencc” avec les patients. A sa mort, on se rendit compte que, bien que n'ayant jamais plus exposé depuis 1976, jusqu'à tomber dans l’oubli, et passer pour “fou”, il n’avait toutefois jamais cessé de créer. 
 L’exposition qui a eu lieu en 1991, a permis au public Sénégalais et international de découvrir cet illustre inconnu mort a Dakar a l'âge de 37 ans, laissant, grâce a son immense talent, un patrimoine appréciable en quantité et en qualité. Un grand événement qui, avec l’aide des artistes Elhadj Sy, Joe Ouakam, Ibou Diouf, Saidu Barry, le sponsoring d’une compagnie pétrolière et l’espace Galerie 39 du Centre culturel Français, connut un grand succès populaire et commercial, et critique. Cela fit bouger des paradigmes, même au dela des frontieres.

Vous lui avez consacré une autre exposition aux Etats unis également... 
Plusieurs expositions de Mor Faye ont eu lieu aux Etats Unis. La plus récente exposition des oeuvres de Mor Faye a eu lieu a Manhattan, a la galerie Skoto. Mr Holland Cotter, critique d’art l’avait relatée en des termes élogieux dans un article publié par le New York Times. L'exposition a reçu la visite de plusieurs personnalités, devenues nouveaux collectionneurs de l'oeuvre de Mor Faye. Parmi celles-ci:  Antonio Guttierez, Secrétaire General de l'Organisation des Nations Unies, Randy Weston, le pianiste et compositeur, Kehinde Wiley le peintre portraitiste de Barack Obama.
La premiere exposition de Mor Faye à New York fut organisée en 1994 par le Museum for African Arts, sous la direction de Susan Vogel. Cette exposition,  étant une replique de l'exposition "Fusion: West African Artists at the Venice Biennale" organisée par le même musée en 1993 dans le cadre de  la 45e edition de la Biennale de Venise.

Mor Faye est par consequent le premier artiste peintre Sénégalais expose a la Biennale de Venise.  
Qu’est-ce qui vous à amené en Amérique ? 
Le Rêve, comme tout le monde. Apres presque vingt ans d'exercice au Senegal, je ressentais le besoin d'étendre mes horizons. J’ai émigré aux Etats Unis en 1996, mais j’avais commencé a visiter fréquemment ce pays dès les années 1980, et je m'étais déjà constitué un bon réseau de relations dans les milieux juridique et artistique. La transition fut naturelle. Dès mon arrivée c’est le cinéaste Spike Lee, que j’avais reçu a Dakar en 1991, qui m’avait accueilli en m’offrant un bureau dans ses locaux pendant mes premiers mois. Ensuite j’ai prêté serment comme Conseiller Juridique devant la Cour d’Appel de New York. Ensuite je fus embauché au siège du PNUD, puis je suis retourné travailler avec Spike, comme gestionnaire de son patrimoine artistique privé, entre autres mille occupations que j’ai eues a New York. 

Etes-vous désormais bien revenu au bercail ou bien ? 
 Je suis toujours légalement un Résident permanent de New York. J'étais venu a Dakar pour organiser une grande exposition a la nouvelle galerie Ourrouss mettant ensemble les oeuvres de peintres, 
mettant ensemble les oeuvres de peintres, de photographes et de sculpteurs Sénégalais, Africains de la Diaspora et Américains. Ensuite j’ai entamé, avec le cinéaste Ben Diogaye Beye, la production d’un film documentaire sur l’Art et la Justice. Le projet est assez avancé, puisqu’on doit bientôt procéder au montage. En fait j’avais envisagé mon voyage a New York vers début Avril, mais avec le Covid 19...je suis la, et peut-être qu’il est bien temps de rentrer au bercail, tout en maintenant mon réseau là-bas. 

Comment voyez-vous le monde culturel sénégalais, par rapport à celui des années 80 que vous avez bien connu ? 
La situation de leadership du Sénégal en Afrique dans les domaines du cinéma, de la musique, des arts plastiques, de l’architecture, de la littérature, du théâtre, etc... s’est bien effritée, avec la fermeture des salles de cinéma, la confiscation du 
des salles de cinéma, la confiscation du Musée Dynamique et, peut-être de sa collection par la Cour Suprême, l’absence d’une École des Arts digne de notre rang. On avait posé des balises pertinentes, mais force est de constater que les choses ne se sont pas améliorées, au contraire. Il n’y a qu'à faire le décompte macabre d’artistes talentueux décédés jeunes dans la misère, ou l’absence de statut ou de protection sociale, le blocage constaté dans la mise en place d’un système efficient de protection des droits d’auteur, ou dans l’adoption d’une législation sur le mécénat. Y a t-il au Sénégal une politique culturelle tenant compte des enjeux économiques, sociologiques et diplomatiques de la Culture? Enseigne t-on l’histoire de l’art du Sénégal et du monde à nos étudiants? Pourquoi Cheikh Anta Diop n’est-il pas enseigné au Sénégal alors qu’il l’est aux Etats Unis, à Guadeloupe, a Belize et au Brésil? La Culture a commencé a dépasser l’Agriculture en termes économiques dans certains pays. C’est un droit humain, et nous en avons a revendre. C’est le management qui ne suit pas. La propriété intellectuelle étant la ressource principale du 21e siècle, je pense qu’il nous faut une Haute Autorité de la Propriété Intellectuelle, dotée de moyens et de pouvoirs, avec un personnel qualifié et dévoué, pour replacer le Sénégal a son rang de leadership culturel et en Afrique, 

 Parlez-nous de vous côté jardin, au-delà de 
votre profession, de votre passion pour 
l’art...

C’est drôle que vous parliez de jardin, 
car j’ai beaucoup jardiné ces derniers temps à cause du semi confinement qu’impose la Covid19. Et il en est résulté une oeuvre d’art, une sorte de mosaïque, que j’ai créée en utilisant comme médium des noix tombées d’un filao, travaillant sur leurs différentes formes, couleurs, et textures. Une piste plastique de meditation-reflexion-hommage a Mother Nature si éprouvée, et qui nous interpelle en ces temps éprouvants. 

 A New York,,j’adore faire des piges dans l’enseignement , donnant soit des cours de droit comparé dans certaines universités, soit en tant que “Teaching Artist” initiant des élèves d’une école privée élémentaire de Brooklyn à l’art et la culture africains. J'ai aussi eu du plaisir à enseigner la langue Wolof, notamment à. Natalia Kanem, l'actuelle Directrice Executive du FNUAP.  En ce moment à Dakar je suis en discussion avec une organisation basée à New York, pour que celle-ci offre des cours de “Coding” à distance à des jeunes Sénégalais âgés de 6 à 16ans. 

Omar Diouf
Journaliste-Rédacteur en Chef 
www.lesoleil.sn 

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